36.
Un spectre impérial
Wellan ramena Nogait parmi ses frères. Tous ressentaient son désarroi, surtout Sage qui ne comprenait pas pourquoi les Elfes refusaient de lui accorder la main de la femme qu’il aimait. Le grand chef capta leurs émotions et décida d’intervenir avant qu’ils ne se mettent en tête d’appuyer leur compagnon amoureux.
— Nous retournons au Château de Zénor pour détruire les cadavres que nous y avons laissés, puis nous rentrons à la maison et je demanderai au Roi d’Émeraude d’intercéder pour Nogait, déclara-t-il.
Il sonda rapidement le groupe pour s’assurer qu’il n’oubliait personne. Il allait croiser ses poignets lorsqu’une jeune femme blonde émergea de la forêt en courant. Elle bouscula les soldats vêtus de vert et sauta dans les bras de Nogait. De jeunes hommes Elfes firent aussitôt irruption dans la clairière. Les Chevaliers nouvellement adoubés, ignorant la diplomatie, tirèrent aussitôt leurs épées, les forçant à s’arrêter.
— Je ne veux pas d’affrontement ! ordonna Wellan d’une voix forte en se plaçant entre les protagonistes.
Heureusement, les Elfes ne semblaient pas chercher la bagarre. Ils se contentèrent de fixer les humains armés avec des yeux chargés de colère. Wellan s’approcha de celle qu’ils pourchassaient. Elle était toute menue, de la taille de la défunte Reine Fan. Ses cheveux couleur des blés lui atteignaient la taille. Elle s’accrochait à Nogait comme un chaton effrayé et gardait son visage caché dans son cou.
— Milady, intervint Wellan.
Amayelle tourna la tête vers lui. Le grand chef vit que ses yeux verts étaient noyés de larmes. Il savait qu’il allait poser un geste qui ne le rendrait pas très populaire auprès des siens, mais il devait se garder de toute riposte possible de la part du Roi Hamil.
— Nous nous adresserons au Roi d’Émeraude afin qu’il demande lui-même votre main à votre père pour le Chevalier Nogait, lui expliqua-t-il.
— Je vous remercie de votre bonté, sire, pleura-t-elle, mais je vous en conjure, laissez-moi faire mes adieux à Nogait.
Wellan consulta les Elfes du regard pour leur demander leur avis. Ils signalèrent leur assentiment d’un mouvement de la tête. Le grand chef obligea ensuite ses soldats à rengainer leurs épées et exigea qu’ils accordent un peu d’intimité à leur compagnon d’armes. De toute façon, Nogait ne les entendait plus. Il serrait sa bien-aimée dans ses bras en respirant son parfum exquis.
— Wellan a beaucoup d’influence auprès du Roi d’Émeraude, chuchota-t-il dans son oreille pointue. Je suis certain qu’il réussira à lui faire comprendre que nous sommes faits l’un pour l’autre.
— Mais mon père a décidé de m’envoyer dès aujourd’hui dans le clan de ma mère pour que j’y épouse l’homme qu’il a choisi pour moi, gémit-elle.
— Alors, trouve une façon de retarder cette union jusqu’à ce que les deux monarques puissent se parler.
Elle posa les pieds sur le sol et il décela en elle une nouvelle détermination.
— Oui, c’est ce que je ferai, anyeth, promit-elle.
Ils échangèrent alors un long baiser qui fit sourire les Chevaliers. Même Kira trouva la scène très touchante. Nogait et elle se querellaient souvent, mais il méritait quand même d’être heureux. Bravement, Amayelle recula jusqu’aux Elfes qui l’attendaient en silence, puis elle les suivit sans plus faire d’histoire.
— Nous partons, annonça Wellan en espérant que Nogait les accompagnerait dans le vortex.
Kevin capta les craintes de son chef. Il rejoignit Nogait, afin de s’assurer qu’il resterait avec les autres.
— Elle est vraiment belle, murmura-t-il à son ami.
— Mais elle n’est pas encore mienne, répliqua le soldat amoureux.
— Un peu de courage, voyons. Le dieu qui vous a demandé de vous unir ne vous laissera pas tomber.
Wellan croisa ses poignets. Deux par deux, les Chevaliers s’engouffrèrent dans le tourbillon de lumière qui se referma finalement sur lui-même. Les Elfes, qui les observaient de leurs cachettes, relayèrent aussitôt cette information à leur monarque.
Quelques secondes plus tard, les guerriers humains mettaient le pied sur la plage de Zénor, sous un soleil de plomb. Les abeilles mortes se trouvaient toujours là où elles étaient tombées. L’odeur qui s’en dégageait était pestilentielle.
— Détruisez-les toutes, ordonna Wellan en plissant le nez.
— Tu ne veux pas en garder une pour l’examiner ? s’étonna Dempsey.
— J’ai eu amplement le temps de les étudier pendant que je les combattais.
Ils le suivirent tandis que Bridgess demeurait sur les galets avec sa fille pour lui montrer l’océan et les petits crabes qui se sauvaient. Les grands yeux noisette de Jenifael enregistraient tout ce qu’elle voyait, mais ses commentaires se limitaient à quelques cris aigus. Kira passa près de sa sœur d’armes et embrassa les petits doigts du bébé. La fillette éclata d’un rire pur et réconfortant.
— On dirait qu’elle est bien plus grande que lorsque tu l’as ramenée au village des Elfes, constata la princesse mauve.
— Plus lourde aussi, ajouta Bridgess.
Kira poursuivait sa route en incendiant les corps des insectes lorsqu’elle crut apercevoir un éclat brillant entre deux vagues. Elle s’arrêta et utilisa ses sens invisibles pour identifier l’objet. Il s’agissait d’un bâton en métal précieux ! Plutôt que de se tremper les pieds, elle le fit magiquement venir à elle. Le sceptre doré émergea de la mer. Elle s’en saisit au vol et le tourna dans tous les sens. Pouvait-il avoir appartenu aux anciens Rois de Zénor ?
Oubliant les ordres de Wellan, elle s’agenouilla pour examiner plus attentivement ce symbole de puissance. À chaque extrémité du cylindre massif, un peu moins long qu’une épée, se rattachaient deux losanges aux arêtes barbelées. Une étrange écriture très fine courait sur sa surface en torsade, mais la Sholienne ne la reconnaissait pas.
— Qu’as-tu trouvé ? demanda Bridgess qui faisait marcher sa petite Jenifael dans les vagues qui mouraient à leurs pieds.
— Je n’en sais rien, avoua Kira en retournant l’objet de tous côtés, mais c’est certainement un artéfact précieux. Il a dû s’abîmer dans l’océan lors de la destruction du château et les courants marins l’auront finalement ramené sur la plage.
— Tu devrais le montrer à Wellan. Il connaît bien les trésors des rois anciens et modernes.
— Justement, j’y pensais.
— Allez, viens, Jenifael, susurra Bridgess en faisant grimper la petite dans ses bras. Nous allons voir si papa a terminé son travail.
Kira allait la suivre, mais le sceptre devint si lourd qu’elle n’arrivait plus à le soulever. Elle tenta d’utiliser sa magie, en vain. « On dirait… de la sorcellerie ! » s’effraya-t-elle. Elle voulut appeler Wellan par télépathie, mais, au même moment, le bâton doré prit vie. La partie inférieure se développa comme une feuille de papier repliée et de curieuses petites pattes armées de griffes s’enfoncèrent dans les galets. Le sceptre se redressa à la verticale.
— Pourquoi ai-je l’impression d’avoir encore fait une bêtise ? murmura Kira en reculant lentement vers le château.
Narvath ! appela une voix caverneuse. Les oreilles de la princesse frémirent, car elle reconnaissait ce nom : c’était celui que lui dormait Asbeth dans les tunnels d’Alombria ! Il s’agissait d’un autre piège ! Sans demander son reste, Kira tourna les talons pour détaler en direction de la forteresse. Elle ne fit que deux pas avant de s’effondrer tête première dans les cailloux, les jambes paralysées.
Wellan ! cria-t-elle en utilisant ses facultés télépathiques. Elle parvint à se retourner sur le dos. L’image holographique d’un homme-insecte géant apparut devant elle. Il était deux fois plus gros que les guerriers impériaux et sa carapace noire reluisait comme si on l’avait huilée. Il portait une tunique rouge ornée d’une centaine de breloques attachées le long de ses coutures rudimentaires. Ses énormes yeux violets brillaient de l’intérieur et ses mandibules bougeaient de façon mécanique. Kira se douta qu’elles étaient puissantes.
Il y a longtemps que je te cherche, digne héritière de mon sang, poursuivit cette abomination qui ne pouvait être nul autre que l’Empereur Amecareth lui-même !
De son antre, sur le continent d’Irianeth, le sorcier Asbeth assistait à la scène avec satisfaction à la surface de son gros chaudron noir. Incapable de piéger Narvath tandis qu’elle était entourée de ses compagnons d’armes, le mage avait imaginé ce stratagème. Il connaissait de mieux en mieux l’intraitable fille de son maître. Il savait que sa curiosité la mettait souvent dans l’embarras. Les objets brillants semblaient d’ailleurs toujours attirer les femmes de cette race inférieure. Il n’avait donc eu qu’à ensorceler le sceptre avant de le faire apparaître près d’elle.
Il étudia l’expression de Narvath. Rien n’effrayait cette guerrière désormais adulte, pas même Sélace, le sorcier-requin qui avait failli la dévorer. Elle allait bientôt goûter à un nouveau genre de terreur.